Toulon : les pêcheurs excédés d'être bousculés au passage des navires
- petitprincebandol
- 31 oct. 2023
- 5 min de lecture

Fin juillet, alors qu’il relevait ses filets, André Brunet, pêcheur professionnel toulonnais, a failli être abordé par un ferry. Près de trois mois après les faits, il nous raconte la peur de sa vie.
Le pêcheur toulonnais André Brunet a bien cru qu’il allait être abordé par un navire de la Corsica Ferries en juillet dernier.
En trois décennies de pêche professionnelle, André Brunet, 72 ans, n’avait jamais eu peur en mer. Depuis le 29 juillet, c’est chose faite.
Ce jour-là, alors qu’il relevait ses filets à quatre milles dans le sud de Porquerolles, le pêcheur toulonnais a bien cru que la Romane, son bateau de 8,50m, allait être envoyée par le fond. Et lui avec!
Coupée en deux par les 180m d’acier du Pascal Lota, navire de la Corsica Ferries qui relie régulièrement Toulon à l’Île de Beauté.
Un stress post-traumatique
Vidéo à l’appui, "Dédé", comme on l’appelle généralement sur les quais toulonnais, raconte ce qui a bien failli lui arriver par une belle matinée d’été.
"J’étais en train de relever un filet. L’un des deux signaux, ces flotteurs surmontés d’un pavillon qui sont fixés à chaque extrémité des filets pour les rendre visibles, était déjà à bord, m’empêchant de manœuvrer."
"En me retournant, j’ai vu le Pascal Lota me foncer droit dessus. J’ai alors eu le réflexe de prendre mon téléphone pour filmer la scène. Jusqu’au moment où j’ai préféré me cramponner pour éviter de partir à la baille".
Frôlée (à moins de 10 mètres, estime André) par le ferry lancé à 20 nœuds, la Romane s’est fait copieusement gangasser par la vague générée par le Pascal Lota.
Le coup passa si près qu’André tomba. "J’ai été projeté au sol dans mon bateau", peut-on lire sur le procès-verbal de la plainte déposée début août par André Brunet.
Près de trois mois après les faits, le pêcheur toulonnais, visiblement remis de ses émotions, confie, dans un sourire: "Le danger passé, j’ai empoigné la VHF et, sur le canal 16, peut-être entre deux jurons, j’ai demandé si c’était Francesco Schettino [le capitaine du Costa Concordia, paquebot qui s'est échoué en Italie le 13 janvier 2012] qui était à la passerelle. Bien sûr, le Pascal Lota ne m’a pas répondu et a continué sa route".
Une anecdote rigolote qui n’enlève rien à la détermination d’André Brunet. "Cette fois, je veux aller au bout", insiste-t-il auprès de Me Jean-Marc Cabrespines, son avocat.
Trop de filets coupés
C’est que ce n’est pas la première fois qu’André Brunet voit les gros bateaux jaunes d’un peu trop près. "Régulièrement, ils me passent à 40-50 mètres quand je suis en pêche, alors que le droit maritime prévoit une distance minimum de 150 mètres entre deux navires".
Le pêcheur toulonnais, chez qui un médecin a diagnostiqué, après l’incident raconté ci-dessus, "un état de stress post-traumatique (...) justifiant une ITT de huit jours", ne supporte plus par ailleurs de perdre ses filets.
"Quand on part en mer pour relever nos filets, on a l’angoisse car on ne sait pas si on va les retrouver. En moyenne, je perds 1.500m de filet par an, arrachés par les gros navires, dont ceux de la Corsica Ferries."
"Après plusieurs incidents, Pierre Mattei, le patron de la Corsica Ferries, était même venu à Toulon rencontrer les pêcheurs, mais on continue de perdre du matériel et de l’argent. Il faut que ça cesse". Nous avons cherché à le joindre le vendredi 27 octobre. En vain.
Alors pour être sûr que l’enquête aille au bout, qu’une instruction soit ouverte, André Brunet, sur les conseils de son avocat, envisage très sérieusement de déposer une nouvelle plainte avec, cette fois, constitution de partie civile.
La perte de filets, le cauchemar des pêcheurs
La grosse frayeur vécue cet été par André Brunet n’est pas un cas isolé. Même si les risques de collision avec des gros navires n’arrivent pas tous les jours, loin s’en faut, le métier de pêcheur n’est pas de tout repos.
"Chaque pêcheur a sa petite anecdote. Personnellement, en 21 ans de métier, j’ai failli être abordé à quatre reprises: trois fois par des navires de commerce et une fois par un plaisancier", témoigne Thierry Raut, premier prud’homme des pêcheurs de Saint-Mandrier. Et cette fois, point de ferry jaune impliqué.
"Que ce soit pour la lotte, le chapon ou la langouste, les pêcheurs de Saint-Mandrier pêchent beaucoup à La Plane, sur le plateau continental situé dans le sud de la presqu’île de Saint-Mandrier où l’on trouve des fonds de 120 à 500mètres. Ce n’est donc pas sur la route qui relie Toulon à la Corse. Mais c’est quand même un ferry, rouge celui-là, appartenant à la Corsica Linea et qui assure les liaisons entre Marseille et l’Île de Beauté, qui a bien failli me percuter. J’ai bien essayé de l’appeler à la VHF, je n’ai pas eu de réponse. Ce qui m’a sauvé cette nuit-là, c’est d’allumer mon gyrophare orange. C’est interdit d’en avoir, mais pas question que je l’enlève", raconte le solide gaillard.
Avant de préciser: "Au final, le ferry est passé à 50mètres de moi. Mais en mer, à cette distance, on considère que le risque de collision est important".
Une convention signée mais inefficace
Pour ce qui est de la perte des filets, principalement emportés par les gros navires, "y compris ceux de la Marine nationale", les pêcheurs de Saint-Mandrier ne sont pas épargnés.
"D’avril à septembre, on a en permanence pour 4.000 euros de matériel à la mer. Et quand on part pour relever les filets, on a la boule au ventre car on n’est jamais sûr de les retrouver", peste Thierry Raut.
Les professionnels ont eu beau équiper leurs signaux de pavillon, de réflecteur radar et de lampe, rien n’y fait. "Une fois sur trois, il manque un signal à l’une des deux extrémités du filet. On n’a pas commencé à travailler, qu’on a déjà perdu 50 euros! On a vraiment l’impression que les autres bateaux qui naviguent se moquent de notre activité".
Une réunion avec la Corsica Ferries a pourtant bien eu lieu il y a quelques années. "Une convention, demandant aux ferries de contourner pendant l’été des zones de pêche clairement identifiées, a même été signée entre la compagnie maritime et le comité départemental des pêches. Et elle a été reconduite à plusieurs reprises", déclare Thierry Raut.
Mais les pertes de filets se poursuivent. Pour les pêcheurs de Saint-Mandrier, la situation s’est même dégradée avec l’ouverture, il y a quelques années, de la ligne entre Toulon et les Baléares.
"En 2019, par l’intermédiaire du comité départemental des pêches, j’avais adressé un courrier à la Corsica Ferries pour demander que ses navires contournent notre zone de pêche située sur plateau de La Plane. J’avais même indiqué les coordonnées géographiques de quatre points délimitant la zone en question. Je n’ai pas eu de réponse".
Le premier prud’homme, qui entend bien revenir à la charge sur cette question, précise: "Outre les 2.000 euros de matériel perdu, sans compter les journées qu’on va passer en mer à essayer de le retrouver à l’aide d’un grappin, un filet emporté pêche encore". Ce sont les fameux filets fantômes.
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